• SENTIR

    L'événement le plus ordinaire fait de nous un voyant. Il faut porter chaque faculté au point extrême de son dérèglement...

    Nous demandons par exemple : qu'est-ce qui force la sensibilité à sentir ? Et qu'est-ce qui ne peut être que senti? Et qui est l'insensible en même temps?

    La littérature apparaît comme une entreprise de santé: non pas que l'écrivain ait forcément une grande santé, mais il jouit d'une irrésistible petite santé qui vient de ce qu'il a vu et entendu des choses trop grandes pour lui, trop fortes pour lui, irrespirables, dont le passage l'épuise, en lui donnant pourtant des devenirs qu'une grosse santé dominante rendrait  impossible. De ce qu'il a vu et entendu, l'écrivain revient les yeux rouges et les tympans percés. Maintenant supposez qu'un personnage se trouve dans une situation, quotidienne ou extraordinaire, qui déborde toute action possible ou le laisse sans réaction. C'est trop fort, ou trop douloureux, trop beau.

    Le lien sensori-moteur est brisé. Il n'est plus dans une situation sensorimotrice, mais dans une situation optique et sonore pure. C'est un autre type d'image. Soit l'étrangère dans Stromboli: elle passe par la pêche au thon, l'agonie du thon, puis l'éruption du volcan. Elle n'a pas de réaction pour cela, pas de réponse, c'est trop intense: «Je suis finie, j'ai peur, quel mystère, quelle beauté, mon Dieu...»[...] C'est cela, je crois, la grande invention du néo-réalisme: on ne croit plus tellement aux possibilités d'agir sur des situations, ou de réagir à des situations, et pourtant on n'est pas du tout passif, on saisit ou on révèle quelque chose d'intolérable, d'insupportable, même dans la vie la plus quotidienne. C'est un cinéma de Voyant.

    Autres liens autour de Gilles Deleuze :

    Gilles Deleuze et les « nouveaux philosophes »


    votre commentaire


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique